DS Magazine, No.67, Décembre 2002



Une Afghane à la Courneuve


Les femmes de la cité des 4000 ont accueilli une jeune Afghane réfugiée au Pakistan, membre d'une organisation féministe. L'intégrisme ne passera pas par elles.

Sous le porche noirci d'une cage d'escalier aussi dégradée que les autres, dans cette cité gris délavé que sont les 4 000, un graffiti prévient en lettres rouges et maladroites : "Vous allez bientôt crever" Pas de quoi effrayer Sahar Saba. Elle ne prend au sérieux que les menaces armées. Quand on a grandi dans un camp de réfugiés au Pakistan, connu la guerre, fréquenté une école clandestine, assisté à l'assassinat de femmes ayant osé parler à un inconnu ou mal reçu un invité, on n'a plus vraiment peur, mais peut-être besoin d'un minimum de soutien psychologique. Sahar, elle, a toute sa tête et ne tient qu'avec du lait vitaminé qui lui permet de ne pas s'évanouir entre deux barres d'immeuble.

La jeune femme, 29 ans, tailleur-pantalon occidental en diable, entre H&M et la City, est la représentante de RAWA, organisation féministe afghane, basée au Pakistan. En " tournée " en France, elle a accepté l'invitation d'une association féministe de La Courneuve, Africa. Son programme est chargé : visite du centre PMI, du centre de santé, débat avec les habitants, couscous, petit déjeuner avec les femmes de la cité.

Elle déambule entre les bâtiments tagués, constate la déshérence du quartier, observe du coin de l'œil les femmes voilées, elle qui profite de la moindre occasion, et donc de son séjour en France, pour laisser à l'air libre sa chevelure. Joséphine, une Italienne d'Africa entreprend une visite guidée : "Dans cet immeuble atterrit la drogue produite par ton pays". Eclats de rire et consternation.

Au local des femmes, une jeune Algérienne, Chaïnaz, a du mal à contenir sa curiosité. Elle bombarde Sahar de questions. " Comment sont vus les Arabes chez toi ? Vous aimez Ben Laden ? En fait, avant le 11 septembre, personne ne s'intéressait à vous ? Est-ce que tu portes la burka ? "

Des femmes sans voix et sans visage

La jeune Afghane répond posément dans un anglais soigné. Oui, elle porte la burka, dans certaines villes comme Peshawar. Sahar porte aussi sur ses épaules graciles, le destin et la parole de femmes sans voix et sans visage. Elle raconte l'horreur et le néant à une population féminine qui vit elle aussi, la discrimination, la violence et la négation de l'autre. Mimouna, figure emblématique du quartier des 4 000 et de l'association Africa, sait que le combat des femmes afghanes trouve un écho dans toutes les banlieues de France. " L'Afghanistan est un pays lointain mais jamais les femmes afghanes ne nous ont été si proches. Le monde musulman nous offre un tableau désespérant des droits des femmes. Pourtant, c'est un grand penseur musulman du xive siècle qui a dit : " Donnez la connaissance à un homme, il instruira une génération, donnez la connaissance à une femme, elle instruira une nation." " Sahar, elle, se réjouit de l'accueil qui lui est réservé en France, après vingt-cinq ans d'indifférence. " Jusqu'au 11 septembre, personne n'écoutait RAWA. Nous avons essayé de mettre en garde contre les talibans. Mais les USA étaient prêts à s'allier avec eux à cause des pipe-lines ; nous avons été critiquées par les médias américains et français parce que nous étions trop radicales. Mais si on n'est pas radical dans cette société, autant ne pas exister. " Trop radicales, ou trop pakistanaises ? Les spécialistes de l'Afghanistan n'adhèrent pas forcément aux prises de position de l'association, l'accusant d'être manipulée par les intérêts pakistanais.

Les filles vendues à une belle-famille

Pendant deux jours, Sahar raconte sa lutte au sein de RAWA, dans la clandestinité et dans la peur. Elle parle de ces femmes qui travaillent de quatre heures du matin à minuit pour servir un mari jamais satisfait. Elle parle de ces pères qui ne veulent pas investir sur leurs filles puisqu'elles seront de toute façon vendues à une belle-famille. Elle évoque les manifestations auxquelles elle a participé, sous les huées et les insultes. " Quand je suis allée à l'école, une école clandestine, mes oncles y étaient opposés. Ils ne nous ont pas parlé pendant des années, ils nous ont insultés. Cette école m'a donné une conscience politique, elle a changé ma vie, pas la leur. Plus tard j'ai enseigné à des femmes, je leur ai appris à lire et à écrire. Leurs maris pensaient qu'elles apprenaient la broderie. Un jour, un homme ivre de rage a débarqué à l'école en me menaçant d'un revolver. Il voulait que j'arrête, que je parte. Je sais qu'il pouvait me tuer ; mais je ne lui en veux pas : il subit des pressions pour se comporter de cette façon. "

Sahar affirme des positions politiques bien trempées, contestées et contestables. Massoud ? " Je ne comprends pas que l'Occident en ait fait un héros. Quand Rabbani était président, il était ministre et des exactions ont été commises. Qu'ont-ils à dire, aujourd'hui, ses partisans, aux milliers de veuves qui ont perdu leur mari à cause de lui ? "

Pas mieux que les talibans

L'Alliance du Nord et le gouvernement provisoire actuellement en place ? " Les mêmes, pas mieux que les talibans. La situation des femmes n'a pas beaucoup changé. Les fondamentalistes sont toujours au pouvoir. Ils ont la même mentalité, la même idéologie que les talibans. Ils avivent les tensions entre les différentes communautés. Les meurtres, les viols, les kidnappings sont monnaie courante. Alors que le monde pense que nous n'avons plus besoin de rien, notre combat ne fait que commencer. Notre plus grande crainte, c'est que l'Afghanistan retombe dans l'oubli. "

Beaucoup de jeunes ont une vision rétrograde de l'histoire

Les femmes des 4 000, Africaines en boubou, Sri Lankaises, Kurdes, Marocaines, l'écoutent bouche bée, opinent de la tête, s'émeuvent ou approuvent en silence. Pascale se passionne pour le sujet. " Qu'y avait-il avant les talibans, avant les Russes ? " " Il faut différencier la situation des femmes dans les campagnes et dans les villes, répond Sahar. Les femmes avaient accès à l'éducation et on les trouvait à tous les niveaux de la société, dans tous les corps de métiers. " " Mais pourquoi les hommes ont-ils capitulé si facilement ? " interroge encore Pascale. " Ils ont dû plier car les armes et la force n'étaient pas de leur côté. " Une jeune Africaine apostrophe Sahar : " Tu sais, il n'y a pas que chez toi qu'il y a des mariages forcés. Dans mon pays au Sénégal, c'est pareil. " " Ici aussi ", murmure une femme.

Safia, représentante de la Fédération des maisons des potes, se réjouit de la présence de cette sœur afghane : " Nous aussi, ici, nous essayons de lutter. Nous en sommes encore à nous demander si nous pouvons choisir notre mari, notre sexualité. Quand on entend qu'un régime fondamentaliste peut détruire un pays en un instant, ça fait flipper. Ici, nous sommes à l'abri d'une guerre, mais pas de débordements. On sait que dans nos quartiers beaucoup de jeunes imposent à leur famille une vision rétrograde de l'islam. Les femmes sont les premières à trinquer. Je suis pratiquante mais je sais où j'en suis avec l'islam. " Ce n'est pas le cas de tout le monde.

De plus en plus de femmes complètement voilées

Mimouna rappelle que deux jeunes de la cité sont actuellement emprisonnés au Maroc, impliqués dans l'attentat de Marrakech en 1993 et condamnés à mort. " Ils ont été entraînés dans des camps en Afghanistan. L'intégrisme est une réalité ici aussi.

Même lorsque l'on vit en France, la situation des femmes continue d'être régie par les lois des pays d'origine. On n'en est pas à disserter sur la garde alternée puisque, de toute façon, les maris ont déserté.

Et quand ils sont là, ils décident qu'à 35 ans leur femme est trop vieille et qu'il est temps d'en prendre une seconde. "

Najet, d'origine algérienne, membre de la Fédération des maisons des potes renchérit : " Je vis à Bondy. La semaine dernière, en une heure de temps, j'ai vu plusieurs femmes complètement voilées, des pieds à la tête, le tchadri plaqué contre le visage. Je ne suis pas intolérante mais j'ai été très choquée. Reproduire le même schéma avec un symbole aussi fort que ce qui s'est passé en Afghanistan, ça me terrifie. Je suis dans une colère noire. " " C'est vrai qu'on en voit de plus en plus, confirme Pascale. Et elles sont très jeunes. " C'est au tour de Sahar d'être surprise. " Chez nous, on n'a pas le choix, c'est souvent une question de vie ou de mort. Mais ici, elles ne sont pas en danger.

Pourquoi ces femmes acceptent-elles de sortir complètement voilées ? " Najet tente une explication : " Elles subissent une double pression : celle de la famille et celle de la société qui ne veut pas les intégrer. Le voile est peut-être une façon d'exister, de se construire une identité. "

Sahar est repartie, avec son histoire, sa lutte, ses opinions tranchées. Les habitantes des 4 000 qu'elle a rencontrées ont entendu d'une oreille distraite les prises de position politiques, et écouté attentivement la révolte d'une femme. Ensemble, sur leur douleur commune, sur leurs difficultés et sur leur visage, elles ont levé un coin de voile.

Olivier Roy, chercheur au CNRS, spécialiste de l'Afghanistan, fait le point sur la situation qui prévaut aujourd'hui dans le pays.

Le gouvernement mis en place après l'intervention américaine est reconnu comme légitime.

Il n'est pas contesté en tant que tel. Bien sûr, il est critiqué. Certains contestent sa composition ethnique, d'autres lui reprochent son arbitraire ou au contraire son manque d'autorité. En ce qui concerne la situation des femmes, beaucoup de choses ont changé. Leurs droits principaux ont été restaurés : droit à la santé, au travail, à l'éducation. Après il peut demeurer des problèmes de société. Certaines femmes hésitent à quitter leur voile. Mais ce n'est pas une question relative à la législation.

Christophe de Ponfilly, auteur d'un livre de référence sur le commandant Massoud, fustige les positions de RAWA sur l'ancien leader de l'Alliance du Nord.

C'est immonde d'accuser Massoud. Ces gens profitent de faits qui se sont produits pendant une période très trouble à Kaboul entre 1992 et 1996 où des exactions ont été commises, mais qui n'étaient pas le fait de Massoud. Il a été trahi par ses alliés. C'était un homme respectueux de la vie. Bien sûr il avait des défauts. Il ne voulait pas le pouvoir et il l'a laissé à des gens incompétents. C'était un islamiste qui a pris conscience que l'islam ne devait pas être mêlé à la politique. Il était acquis à la cause des femmes. Il savait qu'elles devaient jouer un rôle de premier plan. Aujourd'hui, la situation est encore très fragile. Tout est à construire. Mais il existe peu de personnes capables d'encadrer, et il reste beaucoup d'armes et d'hommes de guerre.




De: www.dsmagazine.com






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